Le capitalisme d’État ? Remarques sur la relation entre capitalisme et État à partir de la théorie matérialiste de l’État par John Kannankulam
Dans l’article « Le capitalisme d’État ? » qui clôture le premier numéro de la revue, John Kannankulam ouvre une discussion avec les théories matérialistes du rapport entre capitalisme et État. L’article interroge ainsi la séparation présupposée par le capitalisme entre l’État et l’économie comme condition pour que les conflits de classe aient lieu. Il permet ainsi de voir en quoi prendre le pouvoir par l’État est loin de garantir que soit poursuivie une logique qui diffère de celle du capitalisme.
Paru dans le Cahier numéro 1 – 2022/1
Le fait que Marx fasse référence dans le chapitre VIII du Capital à l’adaptation constante de la « taille minimale » des soldats, qui était par exemple de 178 cm en Saxe en 1780, puis de 157 cm en 1862, pourrait être compris comme un argument en faveur de l’intérêt de l’État à avoir des soldats aptes au service militaire, ce qui explique que des lois de protection ont été promulguées pour que la masse de la population ne rétrécisse pas davantage, et ne soit pas non plus visiblement atrophiée par malnutrition. Même si les intérêts militaires jouent un rôle dans la politique de l’État et qu’ils sont en fait plutôt négociés « à huis clos » au sein des « appareils répressifs de l’État », un autre argument qui traverse l’ensemble du chapitre VIII, me semble beaucoup plus important pour comprendre pourquoi il y a des variations dans les relations entre l’État et le capital : celles-ci sont le résultat de différentes étapes de la lutte de classe permanente entre le capital et le travail. Pour reprendre les termes de Poulantzas, le théoricien de l’État qui a le mieux développé les aspects qui ressortent de ce chapitre pour une théorie matérialiste de l’État, ces variations représentent le résultat (intermédiaire) de la « condensation matérielle des rapports de force » entre les classes sociales ». Selon Poulantzas, dans ce chapitre, Marx parvient à démontrer de manière très convaincante que la législation sur les usines en Angleterre a été mise en place parce qu’une partie de la classe capitaliste anglaise voulait abolir les Corn Laws protectionnistes afin de faire valoir ses intérêts libre-échangistes. Ces fractions du capital « avaient besoin de l’appui des ouvriers pour l’emporter ! ».
Les divisions qui sont apparues au grand jour au sein du capital ont permis à une partie de la classe ouvrière, par un rapprochement stratégique avec la fraction libre-échangiste, de faire passer une loi réduisant la journée de travail à dix heures, au détriment de la fraction protectionniste. Les lois visant à protéger la classe ouvrière et à réduire le temps de travail sont donc moins dues à la sage prévoyance (en coulisse) de l’État qu’à une « condensation matérielle du rapport de force » entre une partie du capital et la classe ouvrière organisée. Le fait que par la suite les lois n’aient pas été respectées et qu’elles aient été contournées, en partie avec l’aide de tribunaux corrompus, mais qu’elles aient été suivies par une levée de boucliers des parties du capital qui avaient respecté les lois, renvoie encore une fois à la nécessité d’un droit formaliste qui soit prévoyant. Mais il indique également que soumis à l’impératif de maximisation du profit et à l’antagonisme de classe qui l’accompagne, il ne peut jamais y avoir qu’un « équilibre instable de compromis ». Ainsi, l’État, en ce qu’il est formellement séparé du capital comme du travail – comme l’a également souligné Poulantzas – représente en quelque sorte le terrain sur lequel la contradiction entre le capital et le travail, mais aussi d’autres conflits (structurels) sociaux, peuvent toujours être ramenés à un « équilibre instable de compromis ». Le droit formel, les procédures parlementaires formalisées et les processus administratifs bureaucratiques sont ici des conditions nécessaires, mais en aucun cas suffisantes.